Les saisons ne sont plus. Tout du moins, elles sont totalement incompréhensibles entre l’Amérique Centrale et le Nord de l’Amérique du Sud car différentes de celles que nous connaissons sur le vieux contient et mon être s’en trouve perturbé. Le monde est si grand et si dense, s’adapter à lui est un leurre. Le monde, nous le subissons. Alors, l’espace d’un instant, un instant seulement, celui de penser à vous tous et à la France depuis l’autre bout du monde, une certaine nostalgie me fait rappeler la douceur de notre pays et je me sens si mal d’être si loin de lui et de mes proches. Je ne m’inquiète pas de mon état car il est bon se sentir mal. La mélancolie n’est-elle pas l’amie de tous les amoureux de la vie ? Il faut savoir l’accepter et la regarder pour toujours se relancer dans ses passions. Cette mélancolie, je l’embrasse et je l’aime au jour après jour. Elle est une force indomptable bien entendu et surtout, elle est intarissable pour celles et ceux qui ouvrent leur cœur à la poésie. De ce puit émotionnel si profond, qui trouve sa source dans les abîmes de la vie, j’y trouve l’inspiration au voyage de la mienne.
J’ai la chance inestimable de ne pas être exilé, réfugié, ou fuyant de ma terre car celle-ci m’accorde justice. Je prends chaque jour de ma vie toujours un peu plus conscience qu’ailleurs sur la planète Terre, la justice est rare chez l’Homme. Elle est peut-être même inexistante. C’est la loi du plus fort qui dompte. L’homme est avare, puissant, imbus, orgueilleux, élitiste et ravageur. La fureur de son pouvoir le guide sans écouter cette terre mère pourtant si bonne. La justice est attendue de beaucoup des partisans de la nature. Mais pendant ce temps, des gens marchent, valise à la main, dans l’espoir qu’ailleurs sera meilleur. Toujours cet espoir qu’ailleurs sera meilleur… Il y a des hommes, des femmes et des enfants qui partent par nécessité. Il n’est pas rare de rencontrer des jeunes adolescents de quinze ans tout au plus ayant tout quitté. Ils sont partis seuls, dans l’espoir de survivre, toujours ailleurs. Pour eux, ailleurs c’est nulle-part, c’est la route. Seul leur reste leur dignité alors qu’ils vivent dans la rue et dans le froid d’un pays inconnu. Ils n’ont plus de pays, d’amis, de repères. Ils doivent tout recommencer du point le plus obscur de l’humanité. Ils n’ont plus rien et pourtant leur cœur leur offre le battement de la vie. Étrange paradoxe de posséder encore quelques choses de si précieux et vital quand tout le reste se dérobe sous ses pieds et que l’impression donnée est celle de la précipitation dans le plus profond des gouffres, vers une mort certaine de l’âme.
C’est presque la fin, mais ça ne l’est pas tout à fait. Espoir. Ultime recours auquel s’attache aujourd’hui en deux mille dix-huit des millions de personnes en Amérique Centrale et en Colombie. C’est la seule corde statique qui empêche ces aventuriers de l’extrême de chuter. De mourir. Que faisiez-vous, vous, durant votre quinzième année ? Etiez-vous prêt à affronter de plein fouet la brutalité de l’homme et du pouvoir d’une poignée d’entre eux ?
Je ne vous cache pas l’immense traumatisme que laissera cette pérégrination en Amérique Centrale et en Colombie. Une douleur infinie en côtoyant le peuple nicaraguayen qui reste, se bat et meurt pour ses idéaux contre la tyrannie. De l’amertume en pensant au Costa Rica et au Panama spoliés par le capitalisme nord-américain et faisant grandir à chaque heure de nos temps dits « modernes » les disparités entre riches et pauvres. Quand certains prospèrent, beaucoup sombrent dans l’ignorance la plus total de leurs frères ainsi que des touristes imbus et drogués à grandes injections de consommation. La drogue attire les plus démunis pour soulager les douleurs et le pays sécuritaire vit dans un autre leurre commercial en vendant sa biodiversité pour attirer le monde entier. Quel déchirement, quel désespoir et quelle épreuve de voir ces milliers, ces millions de vénézuéliens marcher le long des routes colombiennes ou embarquer sur les plateformes inconfortables des semi-remorques qui ne laissent qu’un rideau de poussière derrière eux en traversant le pays du nord au sud. Eux fuient un énième tyran. Lui s’appelle Maduro. Rien que de le citer là est un exercice horrible. Pourquoi la paix et l’égalité ne régissent donc pas naturellement les règles du jeu de la vie de l’Homme ? Je me console en parlant à ces gens, souvent isolés, forçant la marche et en ne ratant jamais l’occasion de croiser leurs regards pour les saluer, les reconnaitre tout simplement. Ne pas ignorer. Ainsi, en passant ce temps aussi futile soit-il avec eux, qu’ils s’agissent d’une parole, d’une discussion ou d’un sourire échangé, un pouce en l’air même, j’ai découvert qu’ils ne pourront jamais leur enlever ce qu’ils ont de plus cher… L’amour et la fraternité.
Des migrants vénézuéliens attendant de passer la frontière équatorienne - Ipiales / Tulcan
Ce voyage qui était peut-être une nécessité pour nous à l’heure de partir semble bien être une « nécessité » dérisoire quand on apprend de la vie. On dit à ceux que l’on rencontre un peu timidement que c’est même un voyage pour le plaisir, pour connaître, simplement. Que c’est le fruit d’une liberté pour laquelle nous ne nous sommes jamais battu mais dont nous jouissons grâce au combat de nos ancêtres. Que cette liberté est un privilège mais que le Temps et l’Histoire décideront peut-être un jour de nous l’ôter. Qu’aujourd’hui même nous parlons de répression à la maison et que nous vivons avec de grands problèmes. Qu’à présent, nous savourons bien différemment notre fragile liberté. Que nous jouissons de cette liberté pour ce que l’Homme fait de mieux : partager des émotions et tendre vers le bonheur. Eux nous regardent alors avec des yeux doux à travers lesquels nous pouvons lire le contraire de la jalousie. Ils se reposent à travers nos échanges. Quelques choses de magique à chaque fois grandi entre eux et nous. Leur humilité et abnégation nous inspirent. Notre voyage et notre liberté les encouragent à rêver que dans un futur proche ils auront, eux aussi, le droit de reposer leurs corps et leurs esprits marqués par la marche forcée.
J’aimerai tant flâner dans la forêt de Grimbosq (Normandie) en cet automne deux mille dix-huit à la recherche des si délicieux bolets et autres cèpes. En Colombie, les saisons ne sont pas ! J’ai l’odeur du beurre qui fond et dore sur la poêle de la cuisinière de ma mère. Il accompagne subtilement la cuisson des champignons. Les effluves trainants des odeurs grasses et envoutantes à travers toute la demeure et au-delà même de celle-là, font déjà partie d’un festin qui s’annonce royal. Je suis à Zumbahua, en Equateur, dans la province du Cotopaxi, au pied d’un autre volcan. Celui-ci est appelé Quilotoa. Il n’y a pas de champignons qui reviennent à la poêle en ce moment et nous nous apprêtons à cuisiner du riz qui je l’espère, aidera à apaiser les coliques que j’ai depuis deux jours. Le poulet asado du petit restaurant d’en bas à gauche de l’auberge de la rue principale a trahi mon estomac, encore une fois.
Je suis si loin de cette douce réalité culinaire française et redondante à chaque année. Voilà déjà un an et plusieurs mois que je ne m’amuse plus à compter, car le voyage m’a réellement défait, que Sophie et moi sommes sur le chemin. Qui aurait voulu et su m’expliquer ce que signifie partir pour un si long et audacieux voyage ne l’aurait fait qu’en vain. Il est peine perdue de s’attarder à mettre des mots sur des émotions. La vie du cœur et de l’errance de l’esprit est trop pure pour que l’on puisse avoir la prétention de la définir. Lâcher-prise et se laisser vivre.
L’automne deux mille dix-huit signifie une tout autre chose inédite à notre égard. Loin des goulus franchouillards qui s’attardent à table pour se réchauffer autour des soupes chaudes de marrons, des viandes accompagnées de champignons et de cidre, nous passons cet automne à plus de trois mille mètres d’altitude, dans une région semi-aride, ou les paysans savent cultiver fruits et légumes exotiques sur des terres sèches faites de sable et de vieilles cendres volcaniques. Nous sommes en Équateur depuis deux semaines maintenant et nous venons de passer la ligne de latitude zéro degré, zéro minute, zéro seconde. Nous avons traversé la moitié de la planète Terre à la seule force de nos jambes et la première personne à qui je pense en cet instant précis de réalisation est cet américain dont le nom tordu m’échappe encore. À l’écoute de notre volonté prétentieuse de traverser l’Amérique à vélo de l’océan Arctique jusqu’au Cap Horn, lors de notre rencontre aux États-Unis, il s’était exclamé de stupéfaction. Sans retenu aucune, comme s'il parlait à des moins que rien, il nous avait lancé un sourd « IMPOSSIBLE ! » et s’en était allé. Prends bien ça dans ta figure Gringo ! Notre rêve, nous y tenons, et jusqu’en Patagonie nous pédalerons !
Ceci étant, « Gringo » nous le sommes aussi depuis notre arrivée au Mexique et ce n’est pas en Amérique centrale ni en Amérique du Sud que les insultes (ou adjectifs amicaux selon la tonalité employée) ne vont tarirent. Le Guatemala, le Salvador, le Honduras, le Nicaragua, le Costa Rica, Le Panama et la Colombie usent tous avec plus ou moins de parcimonie ce surnom, bien vite oublié quand nous leur parlons dans un castillan presque parfait, je dis bien presque.
Cette différence que les latinos s’efforcent de marquer avec les blancs, nous la comprenons de mieux en mieux. D’abord vécu avec humour, puis dans un certain malaise, il n’est pas évident de trouver sa place au milieu de communautés ou même les enfants en bas âges vous lancent des « GRIIIiiiiIInnGoooooOOs » depuis les bras de leurs mères indifférentes. L’histoire violente et encore récente de cette partie du monde il faut se l’avouer, partiellement oubliée, permet à quiconque s’y intéresse d’être doté de clairvoyance. Bien entendu ! Les descendants des déportés africains victimes de la traite esclavagiste n’ont de sentiments pour l’homme blanc. Bien entendu ! Les descendants des indigènes Mayas et autres Aztèques n’ont de sentiments pour l’homme blanc. Bien entendu ! Les descendants Incas n’ont de sentiments pour l’homme blanc. Bien entendu ! Tous tentent tant bien que mal de préserver leurs traditions face à l’expansion du monde global capitaliste de l’homme blanc, toujours conquérant. Que pouvions-nous attendre d’une traversée de l’Amérique Centrale et de la Colombie ? Si ce n’est que de cheminer difficilement au gré de la rigoureuse et sévère beauté des cultures autochtones.
Vous résumer alors tous ces mois de mutisme en quelques menus paragraphes pour traiter de l’infinie et complexe délicatesse de l’Amérique Centrale et de la Colombie serait faire injustice aux souvenirs de ses pays confrontés à cette dualité des temps modernes. Croitre les économies pour jouer à la bourse internationale ou sauvegarder les cultures natives et locales ? De notre passage ici, nous pouvons témoigner que l’homme populaire, victime de désarroi grandissant garde foi dans le travail de la terre et le travail manuel, dans la transmission de sa culture et de sa langue. L’usage de ses mains ne le trompe pas et la transmission se fait de père en fils, de mère en fille. Être paysan, artisan n’est pas discriminant ici et la discrimination en tant que tel est un concept que l’on ne comprend pas, tout comme la géographie et l’immensité du monde. En fait peu leur importe de savoir comment va le monde tant que la soupe et les pupusas sont au rendez-vous des repas de chaque jour. Et puis, il est si simple de croire que le reste du monde se résume aux Etats-Unis et que chaque pays du globe en est un état. Quoi de plus naturel de croire que nous français, sommes des états-uniens ? Leur indifférence et leur simplicité d’esprit en font des gens modestes et attachants. L’humilité est une valeur intrinsèque les définissant très bien et aider son prochain est aussi naturel que d’acheter du beurre salé. Ce sont des gens simples, aimables et aimants qui aussi ont des smartphones dans les poches. Et oui ! La technologie n’appartient pas qu’aux bobos Parisiens et San Franciscains.
Une famille nicaraguayenne qui nous a accueilli pour la nuit et nous a offert le souper - Avec Christian "bicilove" d'Espagne
C’est donc ce type de personnes qui définit le chemin cabossé du Guatemala à la Colombie. Les politiciens latinos aux esprits plus tordus les uns que les autres pourraient facilement être la cible de ce vulgaire adjectif mais je vous conseille de garder le sens imagé du terme cabossé à l’esprit. Car ne pas remarquer les cabosses tectoniques de ce cordon de terre reliant le nord et le sud de l’Amérique serait comme ignorer que le Mont-Saint-Michel est normand !
Depuis le Guatemala, nous rencontrons les premiers volcans actifs de la ceinture de feu en Amérique Centrale. Acatenango, Agua, Atitlàn, San Pedro, Pacaya et beaucoup d’autres sont à portée de main et nous prenons garde de ne pas nous brûler. Le Volcan El Fuego démontrera sa virilité et toute sa puissance devant nos yeux horrifiés en entrant en éruption à cinquante kilomètres de nous, faisant près de deux cents morts dans une nuée ardente dévastatrice sur son flanc sud. C’est sur ce versant que nous étions supposé emprunter un chemin et c’est avec un froid dans le dos saisissant que nous le contournons par le nord. Au Nicaragua, ce sont Casita, Telica et Santa Clara qui se trouvent sur notre chemin et qui dégagent une dense fumée blanche bien inoffensive en comparaison des tirs à balles réelles que les troupes d’Ortega abattent sur son propre peuple. Les mesures s’enchainent et nous n’en finissons jamais de traverser l’Amérique Centrale.
La route est difficile et longue. La terre exprime toute sa colère, les Hommes s’entretuent et la saison des pluies s’acharnent à nous dire que nous n’avons rien à faire ici alors qu’un local ne trouve rien de mieux à faire que de me voler mes chaussures, imperméables bien évidemment. Nos journées sont rythmées par les éléments déchainés. Le matin calme, mais chaud et humide, est la seule fenêtre propice à l’avancée. Nous en profitons le front dégoulinant des litres de sueurs dès l’aube. Au cours de chaque après-midi, le ciel se charge, se noircie et se déchaine dans un tumulte de pluies, d’éclairs et de tonnerres. Souvent, nous nous arrêtons sous un abris bus pour laisser le gros de la précipitation nous dépasser. Faire les dernières distances journalières dans l’écume des orages est réconfortant mais le soleil se couche tôt sous les tropiques, ne nous laissant que peu de temps avant la nuit. Les kilomètres sont longs et la panaméricaine dangereusement occupée d’un trafic dense. Nous commençons alors à rêver de plus en plus au saut du Darien* et de notre embarquement pour la Colombie. Nous attendons ce jour comme une libération. Les fruits exotiques, les mets de chaque région et la douceur des sourires des autochtones ne calment qu’en surface nos douleurs et notre anxiété. Nous continuons d’avancer avec persévérance, et le jour arrive où, les larmes coulent sur nos visages marqués.
*saut du Darien (en anglais « Darien gap ») qui consiste à éviter par la mer ou par les airs la région du Darien au Panama faisant frontière avec la Colombie. La première idée reçue est que cette région est une jungle impénétrable aux multiples dangers naturelles. De manière plus populaire, il est bien connu que cette région peu accessible est politiquement troublée car dirigé par les narco-trafiquants.
Le pont des Amériques - Panama
Devant nous, le pont des Amériques se tient. Il traverse le canal de Panama. Pour beaucoup, il semble n’être qu’un autre tas de ferrailles bien accommodées au-dessus de l’eau. Pour nous deux, il symbolise la fin géographique de notre traversée Nord-Américaine et notre entrée officielle en Amérique du Sud. Ce pont des Amériques, c’est la preuve irréfutable que notre avancée est bien réelle. Contre toutes les batailles de nos cerveaux à nous faire perdre espoir, nos corps stimulés par l’abrutissement et la répétition de la tâche nous ont fait surmonter d’innombrables défis et l’obstination que nous brandissons comme seule et unique arme a fini par faire payer un lourd tribu à nos hésitations. Notre travail nous porte enfin un fruit mûre en bouche à savourer. Nos papilles alléchées par la satisfaction, nous dévorons les dernières longueurs en Amérique Centrale avec une excitation brutale.
Alors que je descends à plus de soixante kilomètres par heure sous une autre pluie orageuse vers le pont des Amériques, mes sentiments se défont, encore une fois. Je me mets à nu face à moi-même. J’ai ôté mon sérieux, mon abnégation, ma technique, mon observation, ma volonté, mon jugement, ma haine et mon amour. Sur mon vélo dont je tiens le guidon comme s’il était le seul lien me maintenant à la vie, je laisse échapper un sourire rayonnant, cédant vite place à des spasmes incontrôlables. Je lâche prise et je pleure. J'ai dans mon cœur le monde et toute sa souffrance. Dans mon cœur est le monde et toute sa gaieté. Dans mon cœur est mon égo satisfait et l’âme du monde côtoyé. Dans mon cœur est une expression de tristesse et de bonheur. Dans mon cœur est l’Amérique du Nord et l’Amérique Centrale dans leur entité. Dans mon cœur est un moment de grande sensibilité. Quand je croise le regard de Sophie, lui aussi est défait. Elle vit ce que je vis et ce partage des émotions me fait croire que je ne patine pas dans une utopie. Nous sommes ici après tant de chemin parcouru et il s’agit de continuer encore un an durant. Sans dire un mot, nous nous embrassons au pied du pont.
Nous sommes maintenant en Colombie. Les saisons toujours ne sont plus. L’ont-elles un jour été ? A défaut de le savoir, nous éprouvons maintenant la réalité de notre liberté tant attendue. Il fait chaud, humide, le mercure monte à près de quarante-trois degrés à l’ombre et la foule de la bruyante Carthagène des Indes annonce une culture bien différente quand dans les Alpes les premières gelés et chutes de neige mettent l’eau à la bouche aux petits montagnards bien calmes et patients sur les bancs des classes de Peisey-Nancroix. La plaine des Caraïbes revêt de toutes ses couleurs paradisiaques, les Andes nous accueillent de manière chaleureuse et les vallées intérieures nous impressionnent d’exotisme avec une agriculture d’altitude. Ananas, bananes, café et canne à sucre poussent à plus de trois mille mètres. Les vaches à bosses pétrissent une herbe verte. Trop verte peut-être quand nous découvrons que les locaux épandent les produits hyper-publicités de Bayer dans la région sans retenue aucune. Au-delà de ça, nous découvrons l’existence d’une végétation d’hyper-altitude. Ce sont les páramos qui agitent en nous une excitation nouvelle.
Dans ce décor inédit, si riche et diversifié, nous éprouvons cependant toujours l’anxiété connue d’avant. Et si le concept de « libération » avait été un leurre ? L’arrière-pays porte les stigmates des guérillas passées et actuelles. A chaque itinéraire prévu, les uns nous préviennent de dangers, les autres nous barrent le passage. « Rester sur les axes principaux ! » nous dit-on. Cette phrase redondante devient une règle d’or à laquelle nous ne dérogeons pas. La souffrance de ce peuple est masquée derrière de sombres mémoires et un présent incertain. Chacun peut en témoigner, chaque famille est touchée et un jour où tout semble paisible, nous apercevons un cadavre sur le bord de la route. La police prend déjà en charge le défunt sans qu’une ambulance ne se dépêche pour constater le décès. Les gens nous racontent que c’est le fait d’un autre règlement de compte car la drogue ici est meurtrière. Les pauvres doivent affronter la sévère réalité de plein fouet. Un gouvernement nouveau vient d’arriver au pouvoir plein de promesses pour lutter contre le fléau. Mais déjà, il se désiste de certain de ses grands engagements de campagne et laisse sans aide les plus démunis au profit d’un commerce pourtant illégal mais si alléchant. Et si notre libération était plus au Sud, dans les grands espaces où l’homme se fait rare, là où la nature ne contrarie que par sa capacité à nous faire sentir si petit face à tous ses éléments ?
Maria-Rosario et Alexander son fils, producteurs de café - Eje Cafetero Colombie
L’Homme fait partie de toutes mes pensées depuis tellement de temps que nous cheminons l’Amérique Centrale et la Colombie. Cet entonnoir en Amérique, si étroit et complexe géographiquement, est sévère malgré les innombrables belles et chaleureuses rencontres. Dans toute cette complexité, je me souviendrai alors à jamais que d’un personnage pilier, apaisant, fondateur d’une raison et qui est intervenu alors que nous terminions de cheminer la Colombie. Nous avions déjà traversé les plaines du nord, l’Antioquia, l’Eje Cafetero et avions retrouvé l’immense vallée centrale du Cauca quand à Cali nous avons été invités à présenter notre projet au lycée français Paul Valéry par la demande de la bibliothécaire de l’établissement. En acceptant la rencontre avec les élèves qui nous offriront deux conférences de trois cents personnes chacune, une émission radio et des standing-ovations inattendues dans des tonnerres d’applaudissements faisant vibrer les murs de la grande école, nous acceptions aussi la rencontre avec une nouvelle amie de cœur. Celle qui nous mettrait du baume sur nos douleurs…
Chantal est à quelque mois de se "casser" du lycée français après presque quarante ans de bons et loyaux services pour se retirer en toute sérénité dans les hauteurs de Cali. Elle pourra bientôt profiter de son jardin, de ses fruitiers, de son potager et de ses centaines de bouquins tout en (je cite) « mettant des grilles autour des plantes pour que ma chatte ne chie pas dans mes tomates ! ». Chantal est la bibliothécaire, c’est une suisse. Une brute de décoffrage qui vient de l’autre côté du Léman, plus exactement de Montreux et qui n’a pas sa langue dans sa poche. Si Chantal a quelque chose à vous dire, sachez que vous entendrez le jour où elle vous le dira, exactement ce que vous avez à entendre, usant des mots et expressions les plus justes, concises et sincères. Chantal, à Sophie et moi, elle nous a plu dès la première seconde. Et je crois que Chantal, quand elle nous a vu, dès la première seconde, nous lui avons plu tout autant. Une chance car, de vous à moi, je n’aimerai pas être pris pour cible par une suisse fanatique des expressions cantonales helvétiques.
Voilà près de quarante ans que Chantal vit en Colombie. A l’époque de son voyage, elle ne savait pas qu’elle resterait ici et la vie en a décidé ainsi. Le voyage aussi l’a défait, elle, la baroudeuse d’un autre temps où internet n’existait pas et quand partir avait certainement un sens plus fort et assumé qu’il ne l’a de nos jours. Chantal, dans un bref témoignage de sa vie après une semaine passée avec elle nous racontera toute l’énergie qui lui a été demandée pour ne pas s’abaisser dans sa condition humaine et toujours, ô grand toujours, garder sa dignité avec intelligence. En Colombie, il ne s’agit pas que d’apprendre à encaisser les coups, mais aussi d’apprendre à esquiver les prochains. Chantal, bourrue et obstinée, acceptera alors le moindre des petits défauts de ce pays pour que quatre décennies plus tard, il soit aussi son pays. Peu importe les menaces des FARC, les critiques et les pertes de ses cents cinquante poulets d’élevage salement dérobés. Peu importe les autres expatriés à qui elle ne se réfère et ne partage que très peu de sa vie, Chantal aime la Colombie pour l’essence même de ce qu’elle est. Pour la chaleur, l’allégresse, la providence de PachaMama, l’amour de ses deux filles, de sa défunte mère et bien entendu de Lulo et Yogi, ses deux énormes et adorables chiens.
Chantal dans sa bibliothèque - Lycée français Paul Valery Cali, Colombie
En passant ce temps avec elle, nous nous redécouvrons ainsi que nos émotions dans ce tout qui nous a tellement perturbé ces derniers mois. Dans ce que nous faisons et dans ce que nous rêvons de faire. Dans ce qu’est notre présent ici à ses côtés et dans ce que nous serons lorsque la vie nous aura marqué à grand coups de fer blanc par son apprentissage tachant d’une encre indélébile. L’Amérique Centrale et la Colombie furent très certainement le passage le plus compliqué et intense depuis le début de notre voyage. Nous redoutions ce face à face avec l’Homme depuis longtemps. Je me souviens encore de réflexions autour du feu le soir au Canada en songeant à ces difficultés quand nous prenions peur qu’un grizzly ne s’intéresse de trop près à nous. Nous savions que l’ours, dans sa masse imposante et charismatique n’aurai jamais daigné toucher à notre chair quand l’Homme pourrait lui oppresser nos sensations et nos émotions dans la densité de sa masse étalée.
Nous l’avons fait. Enfin traversé ce cordon de terre et à présent, pénétré la grande Cordillère. Le regard de Chantal nous a apaisé sur un monde qu’il est compliqué de comprendre malgré son immense beauté. Elle nous a fait prendre le recul nécessaire à la compréhension. C’est le cadeau le plus doux et généreux qu’une personne puisse jamais vous faire lors d’un cheminement. C’est le présent le plus précieux que nous ayons trouvé ici entre l’Amérique Centrale et en Colombie. Un présent profondément humain.
C’est armés d’une nouvelle force d’expérience que nous approchons la frontière équatorienne et de la ligne équinoxiale. Nous faisons les dernières distances nous séparant du onzième pays de notre traversée en accompagnant des milliers de Vénézuéliens. À la frontière, nos passeports Français en disent long sur l’absurdité de ce qu’est physiquement une frontière et une appartenance à un pays. Nous dépassons une ligne faites de centaines de réfugiés espérant à cinq heures du matin pour passer le poste douanier. Nous passons par la droite dans autre file vierge ou la seule entrave à notre chemin sera l’excès de zèle de l’officier de douane.
Au petit matin du seize octobre deux mille dix-huit, entre Ipiales et Tulcan, dans le vallon frontalier, il fait froid et humide. Le ciel est bouché et les enfants trainent de grosses couvertures pour se réchauffer. Des vendeurs de café ambulants proposent le breuvage chaud et je me dis que sur le marché de Condé-en-Normandie, entre les étalages de potirons et de camemberts, un ciel gris et une fraicheur similaire doit saisir les marchands et les chalands. Il semblerait que les saisons défaites se refont petit à petit.